L'Autre Chant d Coq
Manuel Rodrigues Modera habitait un petit appartement dans la banlieue Rennaise. L’un de ces endroits où derrière la grisaille du béton luisent les rayons du soleil de la solidarité. Il vivait là depuis quatre ans avec sa petite famille.
Thérésa, sa femme plantureuse gaillarde au visage doux et tendre paré de fossettes discrètes qui lui donnaient un charme certain, dotée d’un caractère plein, elle s’exprimait souvent par des éclats de voix. Lucinda, l’aînée, jolie brune au teint hâlé, âgée seulement de dix-sept ans en accusait davantage tant elle savait s’y prendre en taches ménagères et accordait ses soins avec autorité et douceur à ses deux petits frères, José, treize ans petit « brunet » intrépide au regard sombre et Paôlo, tendre bambin de dix ans qui vous arrachait un sourire d’un seul regard par ses yeux noirs profonds. Cette humble maisonnée subvenait à ses besoins grâce au travail du père sérieux et volontaire employé à la firme automobile où il exerçait l’activité de peintre après avoir trimé aux différents maillons de la chaîne.
Thérésa s’affairait à des petits travaux de couture à domicile, aidée parfois de Lucinda, habile de ses mains, qui savait mieux que n’importe quelle fille de son âge raccommoder une chemise, repriser des chaussettes ou simplement rabattre un ourlet. Les Rodrigues partageaient harmonieusement l’existence avec leur voisinage constitué d’une communauté d’émigrés provenant de différents pays d’Afrique, d’Asie ou même d’Europe, contraints comme eux à l’exode pour des raisons politiques ou économiques.
Si la vie pour cette gentille tribu se déroulait sans trop de peine cela n’avait pas toujours était le cas.
Tout avait commencé dans les années soixante, la tyrannie sévissait au Portugal et les emplois se faisaient rares. A Barcelos, où le clan Rodrigues demeurait, la violence et la famine constituaient le lot quotidien de ces gens modestes et sans grande exigence. Plus les années passaient et pire s’annonçait le sort des lendemains. Rester et sombrer ou partir et espérer tel était le choix qui s’imposait à Manuel. Après mûres réflexions, la décision fut prise d’un accord familial. Mais comment ? Il leur fallait trouver les moyens nécessaires. On fit appel aux frères, aux cousins, même la pauvre grand-mère apporta son concours, on réunit ainsi plus de mille cinq cents escudos, de quoi franchir les deux frontières.
C’est à la nuit tombante que Manuel quitta la petite maison revêtue de faïence, embrassant chaleureusement Thérèsa et les enfants, le voisinage aussi lui souhaita bonne chance, le chargeant de transmettre quelques mots aux enfants exilés sur la terre espérance porteuse des droits de l’homme. Manuel partit donc vers l’aventure, le sac en bandoulière dans le car qui l’emmenait plus au nord du pays jusqu’aux rives du Miñho. Là Juan Mendes l’attendait, il savait les courants sournois et implacables ayant ensevelis bon nombre de nageurs trompés par le calme apparent de ses eaux attrayantes.
Ils se hissèrent à bord de la petite embarcation du passeur. Lentement engagée, la barque glissait sur les flots délicats, avec toute la rigueur que lui donnait Mendes, à mi-chemin un remoud vint claquer la coque de la frêle chaloupe provoquant un vacillement que les deux hommes s’appliquèrent à redresser. Il leur fallut beaucoup de sang froid et de minutie afin de parvenir au parfait équilibre. Puis, d’un coup de godille, Juan relança la barque tandis que Manuel serrait avec angoisse les rebords du bateau.
Page 1
Une heure après ils atteignaient la rive, Rodrigues dut extraire de la poche de son pantalon de velours sa vieille bourse en cuir marron, en sortit quelques billets pour les donner à son canotier qui lui indiqua l’endroit où il trouverait le passeur espagnol. Après quelques centaines de mètres, dissimulé dans un sous-bois, à travers les genêts il découvrit Ricardo Gomez qui devait le conduire à la prochaine halte. Les deux hommes se saluèrent d’un simple geste, ils n’échangeaient que peu de mots ne partageant pas la même langue. Ricardo se frayait un chemin parmi les fourrés, serpentant çà et là en bon éclaireur qu’il était. Un instant il retint son suiveur par la manche. Il percevait les bruits à peine audibles, un craquement de bois mort avertissait son ouïe. Manuel et Ricardo se couchèrent à plat ventre. Ils aperçurent un carabinier furetant sur un sentier, cherchant à débusquer quelque braconnier ou quelconque opposant au régime qui pourrait se terrer au milieu d’un buisson. Par chance, il passa son chemin sans même apercevoir la moindre de leurs traces. Le jour commençait à se lever sur les Pyrénées lorsqu’ils parvinrent à San-Sébastian. Cela était le dernier relais avant la France, mais le jour naissait, passer la douane à couvert représentait un danger aux graves conséquences.
Ricardo hébergea pour la journée son « protégé » dans sa petite bergerie de Condora. La nuit venue, il le conduisit à San-Sébastian où l’attendait Dominique Etchevarian, basque nationaliste au tempérament chaud, il s’exprimait en basque, en Français en Espagnol et marmonnait parfois quelques mots de Portugais ce qui lui permettait de dialoguer de façon sommaire avec Manuel. Après avoir payé et salué Ricardo, le portugais suivit son nouveau guide. A force de courage et de savants détours, ils arrivèrent à Bayonne où un simple camion de transport les attendait.
Manuel retrouva une bonne dizaine de ses compatriotes entassés dans ce poids lourd, sans jour, sans air et bien sûr sans confort. Ce fut la plus pénible et la plus onéreuse des contraintes du voyage. Les transporteurs faisaient peu de cas de leur « chargement », seul leur importait le profit qu’ils pouvaient en tirer, et celui-ci était considérable. Les malheureux voyagèrent ainsi tel du bétail pendant de longues heures dans une chaleur pesante, un litre d’eau pour tous et quelques fruits gâtés pour seule nourriture. Enfin après ce long périple s’achevant à Paris dans un hangar vétuste, deux hommes les attendaient. L’un taillé comme une armoire au sourire endeuillé comptait comme des bestiaux ces misères lucratives, puis les interrogeait, tandis que l’autre plus petit, natif du pays de Camoens, traduisait afin de savoir ce que chacun savait faire. De là, on expédia Manuel Rodrigues à Rennes dans la grande firme en quête de main d’œuvre.
Au bout d’un an, il avait économisé un peu d’argent sans compter celui qu’il expédiait au pays pour la famille et le petit loyer dans la chambre du sixième étage sans ascenseur d’un immeuble de la rue Kerwen, ajouté à la nourriture de la pension où il déjeûnait parfois, préférant se restaurer dans la petite chambre dans le but d’économiser pour s’acheter une voiture modeste.
Parfois au fond de son exil chargé de solitude, son esprit s’imprégnait d’un parfum de « saudade », cette écrasante nostalgie que connaissent tous ceux qui se sentent perdus à des « années lumières » de leur source naissante.
Il revoyait la petite « casa » toute de bleue vêtue. Il respirait la senteur du visage douillet de sa chère Thérésa, il revivait l’éclat pétillant du regard de sa petite Lucinda et la turbulence de ses remuants bambins. Il se ravivait aux mille couleurs du cœur de Barcelos, flamboyantes et vivaces en ses beaux soirs d’été lorsque les rues s’animent de fêtes et de festins. Il humait les genêts et les pins épousant d
essences sauvages fleurant l’eucalyptus sur le flanc des sommets. Et ce coq légendaire, symbole de sa ville, qui trônait fier et majestueux sur son socle vert, aux teintes bariolées en fond rouge et noir.
De temps en temps une émotion l’étreignait lorsque son transistor lui offrait la voix de l’espérance, celle de l’âme du pays qui chantait « una casa portugese », celle qui ravivait la foi de ce peuple meurtri dans ces hymnes d’amour que l’on nomme « fado ». Cette voix mélodieuse aux accents passionnés qui vous caressent l’être de sensualité. Oui, cette chanteuse que tous les portugais ennoblissent du titre de « Piaf nationale » cette diva du peuple prénommé Amalia apportait à Manuel, la force et le courage de supporter ses jours de solitude.
Et puis, un jour d’été, grâce aux congés payés et la Renault Dauphine acquise à force de volonté et d’économies, il entreprit le voyage en direction du pays afin de retrouver les siens pendant la durée des vacances.
La route fut très longue et fatigante, le temps pressait, il fallait s’arrêter pour dormir, mais pas trop, la hâte qui l’habitait, ignorait la prudence et les cols à franchir au cœur des Pyrénées ne pardonnaient pas la moindre imprudence. Les routes sinueuses, les ravins qui longeaient ces étroites chaussées, les chutes de pierres au hasard du parcours représentaient autant de dangers qui méritaient une attention soutenue. Enfin après deux jours et demi de pénible trajet, doublés d’une évidente fatigue et surtout plus d’un an de séparation, il retrouva la maisonnée en des élans de joie et d’euphorie bien naturelle, à qui s’accaparerait le plus longtemps ce père tant attendu.
Les garçons s’exaltaient par des chants stridents, la petite demoiselle que Manuel eût du mal à reconnaître était bel et bien sa petite Lucinda, encore plus jolie, plus gracieuse qu’auparavant. Thérésa enlaçait son époux qu’elle couvrait de fougueux baisers en tendres embrassades. Comme il se sentait bien au sein de ce trésor que constituait l’harmonieuse famille dont il n’avait jamais oublié le moindre geste ni le moindre sourire en sa trop longue absence.
Les journées se tissaient comme par le passé, les repas familiaux composés de morue aux oignons, ou les soupes enrichies de divers ingrédients.
Parfois, on grillait des sardines sur la braise, que l’on dévorait à pleines mains. Et dans chaque repas, parfois même en dehors, on croquait des olives aux douceurs tendres comme des friandises.
Le matin après le café accompagné de petits pains ronds dorés, la famille Rodrigues s’en allait au marché, dégustant çà et là des « maracujas » ou fruits de la passion, des figues fraîches. Les étales exposaient des draperies, des robes multicolores.
Des fleuristes proposaient des roses rouges, roses, des tulipes violettes et ces fameux œillets blancs, gloire du Portugal qui allaient se rougir du sang de leur victimes quelques années plus tard.
Souvent, au cœur de ce tumulte, quelques femmes, toute de noir vêtues, vendaient à la criée des poissons reluisants de fraîcheur.
Lors des après-midi juste après le repas, Manuel et Thérésa sirotaient leur porto puis s’étendaient à l’ombre d’un figuier pour une bonne sieste suivie d’une collation de fromage et de bière.
Un beau soir dans la tiédeur caressante du soleil couchant, alors que les enfants s’enivraient dans un profond sommeil, Manuel enfoncé dans sa chaise de paille, une bière à la main invita thérésa à s’asseoir près de lui.
-Thérésa, viens, il faut que je te parle.
Il posa sa casquette et se passa la main dans les cheveux, ses sourcils touffus se fronçaient sur ses yeux noirs profonds.
Les plis s’accentuaient sur sa face cuivrée, elle revêtait l’apparence de la solennité que l’on emploie pour parler des choses les plus graves.
-Ma Thésa, lui dit-il, adoucissant sa voix, bientôt, il va falloir que je retourne là-bas, et je ne veux plus te quitter, j’aimerais que tu viennes avec moi.
-Mais Manûlo, tu es fou, et les enfants je ne peux pas les laisser !
-Tu pourrais les laisser chez tes parents, ils les aiment tant, et puis ça ne durera que le temps de trouver un appartement plus grand, après on les fera venir.
-Non, je ne peux pas faire ça, ils me manqueraient trop, et tout le monde dirait que je suis une mauvaise mère qui abandonne ses enfants.
-Mais chérie ! Tu me manques, je gagne bien ma vie là-bas, nous trouverons vite un « chez-nous », je connais des H.L.M à Rennes, et ce que pensent les autres, moi j’men fous, termina t-il en durcissant le ton.
Thérésa se tut pendant un instant. Elle analysait les paroles de son mari. C’est vrai, songeait-elle, que la France doit être un beau pays où la vie semble plus sûre et plus agréable pour partager à nouveau la vie avec Manuel nuit et jour. Mais il fallait abandonner tout ici, surtout les petits même , pour une courte durée. Tout cela embrouillait l’esprit simple mais lucide la jeune femme. Choisir entre son mari et ses enfants laminait son cœur d’épouse et de mère. Elle ne cessait de se poser ces questions cruciales qui l’écrasaient d’un affligeant dilemme. Pour couper court à toute discussion, elle conclut en lançant :
-Il est trop tard ce soir pour en parler, allons nous coucher !
Son mari obéit et la suivit, un peu désolé de cette échappatoire, dans la chambre du fond où gisait le vieux lit de leur nuit conjugale, les deux époux se glissèrent à l’intérieur des draps, sous le gros édredon rouge, s’échangeant un baiser en guise de « bonne nuit ».
Mais Thérésa se tournait et se retournait ne parvenant pas à trouver le sommeil. Elle pensait sans cesse aux mots de Manuel, ce pays si lointain où elle ne serait qu’une étrangère ignorant la langue que parlaient tous ces gens ; et les enfants, comment feraient-ils sans elle, leur maman. Bien sûr Lucinda devenait adolescente, elle atteindrait bientôt ses treize printemps et savait déjà prendre en charge ses deux petits frères. De plus, ils s’entendaient tous les trois avec leurs grands-parents et se plaisaient à Aveda au cœur de la campagne parmi les animaux. Mais les laisser, tout de même, était-ce raisonnable ?
Elle dormit à peine une heure et se réveilla au soleil matinal, la tête alourdie, l’esprit embarrassé par l’étrange décision que son époux chéri lui infligeait.
Elle ne prononça aucune parole de la journée, Manuel allait et venait à travers la maison. Il ne se résolvait à lui poser la moindre question sur son humeur. En cours d’après-midi il quitta la casa pour se rendre au bar du coin, s’offrir une ou deux bières afin de méditer sur l’éventuelle erreur de sa proposition. Retourner seul en France, lui semblait impossible songeant à cette chambre sordide et minuscule. Il revoyait ses camarades de travail, tous immigrés comme lui des divers coins d’Afrique, de Pologne, d’Italie ou d’Espagne même de Yougoslavie.
Il revivait les pressions accablantes de son chef d’atelier vociférant ses ordres, il se sentait incapable de subir les regards méprisants des français dans lesquels on lisait les reproches de sa différence d’étranger, cela lui paraissait insupportable sans la présence de sa chère adorée l’attendant tous les soirs pour le réconforter et relancer en lui, la force de combattre la bêtise et le racisme qui pouvaient faire obstacle à ses rêves d’antan.
Après s’être attardé, en son simulacre de refuge, il s’en revint, la démarche hésitante, au nid de sa famille.
Lorsqu’il arriva, une surprise l’attendait, Thérésa se jeta dans ses bras, allumant ses beaux yeux marrons d’un éclat de bonheur, le priant de s’asseoir au fond du grand fauteuil de mousse recouvert d’un napperon brodé par les mains expertes de la jeune femme.
-Manulo, il faut que je te dise, j’ai parlé aux enfants, ils sont prêts à vivre quelques temps chez papa et maman, à condition que cela ne dure pas trop longtemps, et moi je vais pouvoir partir avec toi.
-Oh ma Thésa, comme je suis heureux ! merci de ce bonheur que tu me fais, je t’aime tu sais, allez, viens je vous invite tous au restaurant pour fêter ça.
-Mais tu es fou, nous n’avons pas les moyens.
-Bien sûr que si, j’ai encore quelques escudos en poche.
Le couple s’embrassa à nouveau, jamais Manuel n’avait été si tendre avec sa femme, c’était la première fois depuis leur mariage qu’il lui disait qu’il l’aimait, et ses doux mots d’amour résonnaient encore dans le cœur de Thérésa.
La famille se rendit dans un restaurant, situé dans un petit village à quelques kilomètres de Barcelos, tenu par un enfant du pays qui avait effectué son apprentissage en France et qui proposait des plats composés à la façon de nos grands chefs. Les Rodrigues s’offrirent un pot au feu précédé d’une entrée de crudités et terminèrent par une crème renversée. Tous semblaient apprécier ces saveurs nouvelles donnant un avant goût de ce qu’ils rencontreraient par la suite dans le pays des droits de l’homme.
Les vacances se terminaient, chacun des cinq membres de la famille se chargeait d’appréhension mêlée d’une certaine hâte, surtout pour la mère qui s’enviait déjà de toutes ces merveilleuses choses qui l’attendaient dans ce pays si différent d’après les récits que lui avait contés son mari qui employait parfois des mots français pour montrer ses connaissances et faire comprendre à sa femme que cette langue étrangère n’était pas si compliquée qu’on le disait.
Puis ce fut le jour du grand départ, on emmena les enfants à Aveda chez les grands-parents comme convenu avec les mille et une recommandations de la maman si lourde d’anxiété à l’idée de confier ses petits tout en les sachant en les plus tendres mains qu’elle pouvait connaître.
Enfin à l’aube d’un jour d’août câliné d’un timide soleil, le couple prit la route vers la « terre promise » assuré par tous les documents nécessaires à l’accueil et la durée du long séjour pour les deux époux.
Ils traversèrent le Miñho mais cette fois-ci sur le pont, par la douane en toute légalité, au bout de vingt quatre heures ils étaient en plein cœur de l’Espagne, puis après quelques arrêts et des coups de chaleur, à la fin de la deuxième journée, ils atteignirent Le Mans, une fois la nuit tombée, ils arrivèrent à Rennes.
La ville les accueillait de ses mille lumières, le théâtre embrasé de ferventes lueurs trônait en son parvis. Le duché tout entier ouvrait toutes ses portes les faisant conquérant de la cité Bretonne. Bien sûr, cela semblait moins noble que les gradins génois des demeures de Porto et bien moins coloré que les rues de Lisbonne.
Mais Thérésa vibrait au cœur de ces faubourgs encore vivant d’histoire et riche de culture.
A vingt deux heures, ils parquaient la voiture dans la sombre ruelle où se situait l’immeuble de la chambre exiguë.
Le temps de monter les bagages, ces fameuses valises en carton contenant le linge nécessaire, quelques objets précieux et la photo « sacrée » de leur progéniture.
Ils s’endormirent tard dans le lit trop étroit pour contenir deux personnes cela leur permettait de se tenir au chaud enlacés par l’amour qui leur offrait le large.
Le lendemain matin, Manuel ne reprit pas le travail et fit découvrir à sa femme les curiosités de la ville, chez les commerçants, il en profitait pour lui enseigner quelques rudiments de la langue de Molière, elle apprenait très vite.
Les semaines suivantes, elle se débrouillait seule, aidée d’un livre de grammaire et lorsque son époux rentrait le soir, il s’apercevait qu’elle avait tout préparé sur le réchaud à gaz. Elle savait accommoder les plats français aux plats portugais avec une harmonie digne des grands chefs.
Un jour d’octobre Manuel rentra le regard éclairé de bonheur.
-Thésa, ma chérie, j’ai trouvé !
-Quoi Manulo ? Dis-moi
-J’ai trouvé un appartement, pas très loin d’ici ni de mon travail, il y a trois chambres et tout le confort. En plus l’école n’est qu’à deux cent mètres et puis le loyer n’est que de cinq cent francs.
-Tu crois qu’on pourra le payer
-Bien sûr, tu sais, je gagne plus qu’avant, le patron m’a augmenté le mois dernier.
-C’est formidable ! Alors on peut faire venir les enfants.
Sitôt dit, sitôt fait ! Thérésa écrivit à ses parents pour leur annoncer la nouvelle, ils correspondaient toutes les semaines depuis leur départ, ils avaient toujours des nouvelles des enfants qui s’ennuyaient de leurs parents à qui ils manquaient beaucoup.
Ainsi cette douloureuse séparation allait s’achever pour le bonheur de tous.
Deux semaines plus tard les grands-parents emmenaient Lucinda, José et Paolo à Barcelos pour les placer dans le car qui les conduiraient à Porto. Il y eut quelques larmes et de chaleureuses embrassades puis les enfants partirent à l’aventure. Ils prirent le train à Porto pour changer à Hendaye d’où une nouvelle rame les conduisait à Paris. Là, il fallait trouver la gare Montparnasse, dans cette ville immense à travers les méandres des couloirs du métro, chose très difficile pour ces petits étrangers totalement ignares des coutumes de la cité de Voltaire et surtout de sa langue singulièrement difficile. Mais Lucinda était intelligente, de plus elle avait lu quelques livres de France et savait déchiffrer quelques bribes de phrases.
Le hasard voulut qu’un jeune homme qui passait, contemplait ces enfants aux regards éperdus, par bonheur ce garçon d’origine portugaise comprenait leur désarroi, il leur expliqua gentiment le cheminement à suivre ce qui leur permit d’arriver à la grande gare. Ils devaient attendre deux heures et c’était long pour les garçonnets, fort heureusement tout était prévu, les sandwichs et l’eau indispensables pour ce très long voyage, tout avait été soigneusement préparé par les parents de Thérésa qui avaient d’ailleurs financé le périple de leurs petits enfants.
Le temps de dévorer les casse-croûtes et de déambuler par ci par là dans le hall gigantesque et Lucinda entendit :
« Le train à destination de Rennes.... » puis elle comprit le numéro de voie « treis » oui cela se disait « trois » en français, elle connaissait déjà un chiffre « trois » après tout, pensait-elle, cette langue me semble pas si compliquée.
Ils montèrent dans le wagon, la grande sœur installa ses frères dans le compartiment. Enfin la machine s’élança dans un grincement strident suivie de son chapelet de voitures sur rails, le parcours paraissait interminable, en chemin les enfants entendaient la voix du contrôleur qui prononçait les noms de gares « Le Mans » la fillette répétait « Le Mans » puis à l’arrêt suivant « Laval » elle se disait « Laval » et enfin « Rennes » ils se savaient arrivés et descendirent , les époux Rodrigues les attendaient sur le quai. Là encore, il y eut des larmes, de gros baisers enflammés à la mesure de l’impatience qui habitait le cœur des uns et des autres en ces retrouvailles.
Une fois les grandes effusions terminées, la famille au complet s’en alla rejoindre le logis déjà aménagé dans ce quartier de la banlieue Rennaise. Deux jours plus tard, les chérubins connurent leur nouvelle école. Au début, ils n’entendaient rien à ce « charabia » si éloigné de leur langage natal, mais les deux petits apprenaient vite ils appartenaient à l’âge où l’on assimile aisément les choses de nature différente il ne leur fallut que quelques semaines pour savoir pratiquer les rudiments de notre langue.
Pour Lucinda en revanche cela semblait plus difficile, elle obtint par bonheur le soutien bienveillant d’une enseignante qui lui accordait un peu de son temps libre pour lui dispenser des cours accélérés le soir et parfois même les samedis après midi. Ainsi la jeune fille douée et volontaire acquit rapidement les bases essentielles puis au bout de quelques mois elle parlait couramment le Français avec un délicieux accent qui ajoutait une touche supplémentaire à son charme naturel.
Cela durait donc depuis quatre ans et tous vivaient cette adaptation sans difficulté majeure.
Un soir de juin où le soleil prolongeait ses caresses au-dessus de la ville Bretonne et de sa banlieue.
José et Paolo étaient déjà rentrés depuis une heure, Manuel arrivait juste de son travail. Thérésa regardait la pendule en noyer rapportée du pays, elle marquait dix huit heures.
-C’est bizarre, pensa-t-elle, Lucinda arrive toujours à dix-sept heures.
Puis elle reprit sa couture s’efforçant de contenir ses angoisses maternelles. Une demi heure plus tard, sa fille toujours absente, elle laissa éclater sa colère.
-Manuel tu as vu l’heure, ta fille n’est pas rentrée, qu’est-ce qu’elle fait ?
-Oh répondit calmement son époux, à son âge, elle a du traîner avec une amie.
-Mais tu sais que j’exige qu’elle soit à l’heure. Et puis je n’aime pas la savoir dehors, il va bientôt faire nuit.
-Arrête de t’inquiéter ! les jours sont longs
-Non je ne supporte pas ça, Manuel, fais quelque chose !
-Que veux tu que je fasse ? j’ignore où elle est.
Soudain, brisant là cette conversation, la sonnerie du téléphone retentit, Manuel décrocha, il entendit la voix d’une femme.
-Bonjour, vous êtes monsieur Rodriguesj, ici le C.H.U de Rennes, vous avez bien une fille prénommé Lucinda ?
Manuel répondit placidement en redoutant le pire
-Oui, en effet
-Et bien, monsieur Rodrigues, elle vient d’être victime d’un accident de la circulation, elle est chez nous.
Le pauvre père accablé par ce qu’il venait d’entendre raccrocha l’appareil sans prononcer un seul mot. Il se tourna vers son épouse qui l’interrogeait du regard sans oser parler.
Puis se lançant dans le précipice de la douloureuse explication, il observa sa femme, lâcha d’une voix hésitante.
-C’est ........l’hôpital............ ;
-Mon dieu ! reprit-elle avant de le laisser finir, il est arrivé quelque chose à ma petite fille, j’en étais sûr, quoi ! dis-moi, parle !
-Elle .............a été renversée par une voiture
-Mais ....comment va-t-elle ?
-Je ne sais pas, ils m’ont rien dit.
-Bon, on laisse les petits chez Fatima, à côté, et on y va. Ils conduisirent José et Paõlo chez Fatima, la voisine marocaine, seule avec deux enfants avec qui le couple Rodrigues entretenait des relations amicales. Ensuite, ils filèrent à vive allure, l’esprit lourdement encombré d’une anxiété légitime, en direction de l’hôpital. Manuel s’agrippait au volant comme on tient une corde de rappel. Il demeurait silencieux, ne voulant pas accroître l’affolement de Thérésa qui n’émettait pas le moindre mot non plus, se contentant de longs soupirs, mais on lisait sur son visage la frayeur du pire.
Enfin ils arrivèrent aux urgences. Ils étaient à peine entrés qu’un homme grand les aborda, les lunettes tombaient sur son gros nez, il venait juste de rendosser sa blouse blanche après avoir quitté sa tenue verte de chirurgie.
Il semblait grave et peiné. Il se présenta :
-Monsieur et madame Rodrigues, je suis le docteur Fargas, nous avons fait tout notre possible, mais.... c’était déjà trop tard, je suis désolé pour votre fille, c’est fini, si cela peut vous réconforter, je peux vous dire qu’elle n’a pas souffert.
Puis il répéta d’un ton désespérément sincère
-Je suis vraiment…. désolé
Manuel restait de marbre, il ne parvenait pas à croire à l’impossible.
Thérésa s’effondra dans les bras de son mari en criant presque hystérique. Elle s’exclamait, poussait des hurlements incompréhensibles où l’on pouvait entendre quelques bribes.
-Oh mon dieu ! Ma petite fille chérie ! ma Lucinda !...
Oh mon dieu ! morte, mon enfant ,c’est pas possible....
Puis elle tombait à nouveau dans les bras tremblants de son compagnon de souffrance.
Lui demeurait muet de douleur. Pas un œil , pas un sourcil, rien en lui ne semblait vivant. Il digérait son malheur comme s’il avait avalé un poison paralysant.
Les heures passaient pesamment écrasées de douleur. Combien d’heures, ni l’un ni l’autre n’aurait su le dire, peu leur importait, ils décidèrent enfin de retourner à l’appartement sans reprendre les garçons chez Fatima, ils avalèrent les médicaments que le médecin leur avait données et s’affalèrent sur le lit d’un long sommeil artificiel.
Plus tard il leur fallut expliquer aux garçons pourquoi ils ne reverraient plus jamais leur grande sœur . Cela se passa sans trop de tumulte, les enfants ont foi en Dieu par leur innocence et croient que ceux qui nous quittent gagnent le paradis protégés par les anges.
La sépulture revêtait des allures de pénibles noirceur. Le curé s’exprimait en belles phrases, évoquant l’espérance et la résurrection.
Qu’en savait-il ce prêtre, de l’effroyable peine que ce couple éprouvait pensait Manuel, ce n’était pas sa fille à lui qui reposait inerte entre ces quatre planches. Même s’il croyait en Dieu, en bon portugais qu’il était, pourquoi ce Dieu acceptait-il qu’on lui ôta sa fille d’un seul coup de pare choc d’une voiture trop rapide. Et si lui voulait accepter les retrouvailles éventuelles dans l’au-delà, pour l’instant il savait qu’ici-bas il ne reverrait plus sa chère et tendre fille auprès de lui.
Pendant qu’il songeait à cela, des larmes déferlaient sur ses joues labourées de fatigue, de chagrin. Thérésa, elle, broyée par le malheur, s’écroulait sur le banc droit et inconfortable, se noyant dans la pluie vive de ses sanglots. Elle n’entendait rien, ne distinguait rien de ce qui se tramait dans le chœur de cette église embrumée d’encens, seule lui importait cette vie disparue à jamais.
L’ensevelissement au cimetière fut une nouvelle épreuve que la famille subit douloureusement mais dans la dignité.
Après il fallait vivre, continuer de vivre malgré tout.
Dans les semaines qui suivirent les jours se succédaient ressemblants les uns aux autres. José et Paolo se rendaient à l’école, ils oubliaient ou tentaient d’oublier. Jamais ils ne voyaient Manuel ou Thérèsa répandre leur chagrin dans les coins isolés aux heures épouvantables où la douleur s’aiguisait à la rage. La pauvre mère continuait ses travaux en dissimulant le fardeau de douleurs pour ne pas succomber devant ses enfants. Lui, s’attardait à rentrer du travail, s’égarant dans les bars, s’ingurgitant de bières et de vin blanc, pensant ainsi noyer la blessure qui lancinait en ses entrailles. Lorsqu’il apparaissait au regard de Thérèsa, il se sentait honteux de son ébriété qui lui ôtait la douceur et la tendresse forgeant habituellement l’essence de son être. Elle ne lui faisait aucun reproche, pas même avec ses yeux imbibés de larmes. D’ailleurs, ils ne se parlaient plus, chacun broyait son mors sans oser partager ses pensées avec l’autre. Parfois quand il franchissait le seuil de la porte plus ivre qu’à l’habitude, il lui arrivait d’être violent, un rien l’irritait et si Thérésa le traitait d’ivrogne, il la giflait et se réfugiait seul dans la chambre, regrettant déjà son geste. Les petits finissaient par constater cet état de fait dans la frayeur et le tourment qui habitent les enfants lorsqu’ils prennent conscience de la mésentente de leurs parents.
Un jour José, les yeux mouillants et la voix frissonnante demanda à son père :
-Dis papas, pourquoi vous ne vous aimez plus maman et toi ?
Le père interloqué ne savait que répondre, il s’interrogea et répondit
-Petit José, nous nous aimons toujours, tu sais, mais nous sommes très tristes, c’est tout, et nous vous aimons beaucoup aussi beaucoup ton frère et toi.
Et l’enfant reprit.
-Alors vous n’allez pas vous séparer ?
-Bien sûr que non, rétorqua Manuel en s’empressant de prendre son fils sur ses genoux lui déposant un gros baiser sur la joue.
C’était la première fois depuis la mort de Lucinda qu’il manifestait un geste de tendresse à l’un des membres de sa famille. Durant le reste de la journée, il médita sur les propos de son fils, songeant que le temps était venu de réagir, il attendit le soir au coucher et s’adressant à sa femme :
-Thésa ma chérie, les enfants sont inquiets, nous avons perdu une fille et rien ni personne ne la remplacera mais il nous reste deux fils, leurs résultats scolaires ont chuté, ils se sentent abandonnés, il faut revivre Lucinda ne supporterait pas de nous voir comme cela.
-Oh Manulo ! Comme j’attendais ce moment ! Je t’aime et nous n’oublierons jamais notre fille, mais tu as raison, pensons aux garçons et tentons de revivre, non pas comme avant mais autrement en reformant une vraie famille. Alors Manuel Rodrigues enlaça fortement sa tendre aimée et le temps d’une nuit ils redevinrent des amants embrasés d’une flamme nouvelle. Après quelques semaines, les Rodrigues retrouvaient des ébats de ferveur, chaque jour, ils regardaient la photographie de Lucinda dans son cadre doré posé sur le buffet de la salle à manger, l’un ou l’autre murmurait à voix basse.
-Sois en paix ma fille, et que Dieu veille sur toi.
Un beau matin de printemps, dans la clarté du renouveau, un de ces beaux dimanches où refleurit l’espoir après les journées grises. En revenant de la messe, juste avant le repas, Thérèsa s’adressant à toute la maisonnée déclara :
-Manulo, José, Paolo, j’ai une nouvelle à vous annoncer nous allons avoir un bébé.
-Manuel resta stupéfait, il saisit sa femme par les hanches et la porta au plus haut qu’il pouvait en criant :
-C’est merveilleux Thésa ! C’est formidable ! Il faut fêter ça, allez les enfants, tout le monde au restaurant.
-Mais Manulo, nous n’avons pas les moyens.
-Arrête de parler d’argent, c’est pas tous les jours fête, tant pis pour l’argent, je travaillerai plus après.
Toute la famille s’offrit un copieux déjeuner dans un restaurant portugais du centre ville. Ensuite tout le monde dansa dans un petit café près de la place de l’hôtel de ville.
Puis ils rentrèrent au bercail, joyeux comme un peuple libéré d’une oppression ennemie.
Après les neufs mois de joie, de douleurs pesantes et de tension dues aux contraintes de la grossesse, le couple partit pour la maternité laissant les garçons chez Fatima, la voisine. En ce temps les hommes ne pouvaient pas encore assister à l’enfantement, d’ailleurs Manuel ne l’aurait pas souhaiter. Il faisait les cents pas dans le couloir, ponctuant chacun de ses pas de « O Jesus ! » à chaque cri qu’il entendait. Et la porte s’ouvrit, la sage femme arriva en disant :
-Vous pouvez entrer, monsieur Rodrigues, vous avez une jolie petite fille, il se précipita vers sa femme.
-Oh Thésa, ma chérie, comment vas-tu ? Tu n’as pas souffert ?
-Non Manulo, regarde comme elle est jolie.
Le papa regarda sa fille comme une grâce que le ciel leur avait envoyée, elle ressemblait à Lucinda à son âge.
-Comment allez-vous l’appeler, demanda la femme en blanc, alors Manuel se tournant vers sa femme, d’un regard ensoleillé comme les plages de l’Algarve, prononça ces paroles :
-Elle s’appelle Célina, Thérèsa, Lucinda Rodrigues.
Puis il lui posa un baiser sur le front et la replaça soigneusement au fond du petit lit bleu.
Vincent GENDRON .