Sur la route d’Abidjan
Trois jours passés en territoire rebelle avaient fait d’Alicia, une femme fourbue et désoeuvrée. Tant de balles à extraire, de plaies à soigner, des coupures de couteaux aux saillies des machettes, tout ce sang versée pour des rêves fous dont seuls les Ivoiriens en comprenaient encore le sens. Depuis une longue année que l’OMS l’avait envoyé là dans le but de satisfaire à son envie de soigner autre chose que les « petits bobos » des bourgeoises du 16ème arrondissement où la pauvre femme se sentait désoeuvrée et presque inutile. Elle n’avait pas quitté son Anjou natal après avoir obtenu brillamment son doctorat pour venir jouer les nounous des capricieuses bourgeoises égocentriques. Ayant demandé l’Afrique, on l’avait envoyé là où depuis quelques mois un début de guerre civile venait déchirer ce pays. Alors elle passait son temps entre rebelles et militaires du pouvoir, effectuant au mieux son travail sans prendre le moindre parti, ce qui d’ailleurs lui aurait été bien impossible tant l’ambiguïté régnait au sein de ce conflit. La route accidentée occasionnait des secousses tous les trois cent mètres, et la chaleur ne faisait qu’ajouter à la rudesse du voyage. Ali, le chauffeur tentait de la rassurer en lui promettant que c’était les derniers kilomètres avant de retrouver une meilleure qualité de bitume. En dépit de sa bonne volonté l’homme n’était guère convainquant. Parfois il esquissait un sourire en plaisantant sur les différences entre les routes de France et celles d’Afrique, pensant connaître l’état des routes françaises grâce à un lointain séjour effectué dans l’hexagone. Alicia appréciait, malgré tout, les efforts de ce quinquagénaire qui se voulait protecteur de cette jeune et jolie doctoresse française, même si son éducation l’empêchait de croire qu’une femme put soigner aussi efficacement qu’un homme. Soudain un saut plus important que les autres contraignit le chauffeur à s’arrêter.
n Putain de rebelles ! (s’exclama-t-il).
n Que se passe-t-il ?
n Ils ont semé des clous et on est tombé dessus !
n Ah on a crevé ?
n Oui mais retournez dans la voiture madame Alicia, on ne sait jamais. Je vais changer la roue très vite !
n Je peux vous aider Ali ?
n Non, ce n’est pas la peine, j’ai l’habitude !
n Je m’en doute bien, je ne voulais pas vous offenser !
n Je le sais, allez, restez à l’intérieur !
n Comme vous voulez !
Il passa un bon quart d’heure à changer la roue, la chaleur provoquait la dilatation des écrous en dépit d’une copieuse lubrification. Il réapparut en sueur les mains pleines de cambouis.
n Voulez-vous une lingette, j’en ai toujours sur moi !
n Pas besoin de ces trucs là c’est bon pour les bonnes femmes !
n Ah je vois ! Après tout démerdez-vous !
n Bon on y va !
Il redémarra sans dire un mot. La fin du parcours se déroula en silence, Ali arborait une moue détestable et Alicia lui rendait en grognements sourds. Une fois arrivés à Abidjan ils se séparèrent, elle gagna son hôtel et lui sa maison. Après avoir pris une bonne douche, la jeune femme se laissa tomber sur le lit où le sommeil prit sans tarder.
En pleine nuit, elle fut réveillée par un bruit sourd. Elle eut la sensation qu’un voleur voulût s’introduire dans la chambre. Elle alluma la lumière, saisissant une lampe au passage en guise d’arme défensive. Le silence reprit place à nouveau. En observant attentivement le sol elle remarqua des gouttes de sang, elle s’approcha pour voir d’où provenait ce sang qui semblait de plus en plus frais à mesure de ses pas. Tout à coup un râle se fit entendre et un homme tomba de derrière l’armoire. En se penchant sur lui, elle reconnut cet homme dont la photo ornait toutes les façades des postes de police et de tous les bâtiments administratifs. Il s’agissait du chef des rebelles, « dangereux terroriste », mentionnait-on sur les affiches. Sans réfléchir une seule seconde, elle prit ses instruments et l’examina minutieusement. Il était gravement atteint par deux balles de fusil de chasse à la poitrine et d’une plaie béante d’arme blanche sur le côté. Elle savait que ses moyens étaient limités, mais le conduire à l’hôpital aurait été le condamner, l’armée aurait tôt fait de le traîner à l’infirmerie de la prison où on l’aurait laissé agoniser lentement. Elle devait, sans plus attendre lui extraire les deux balles, seule, avec ce qu’elle avait sous la main. Munie d’un petit scalpel d’urgence, d’un peu d’alcool, de gaze et de linges blancs, elle s’ingénia à faire du mieux qu’elle pouvait en la circonstance. La première balle, ne lui demanda pas trop d’efforts, mais la seconde, plus en profondeur, se voulait plus récalcitrante. Elle dut s’y prendre à plusieurs fois, ce qui occasionna une hémorragie. Elle plaça le maximum de linges sur la plaie pour tenter de la compresser, cela finit par payer. Elle recouvra le tout de pansements. Ensuite elle recousu la plaie béante et la couvrit également de bandages. L’homme restait là, immobile à même le sol. Elle aurait voulu le poser sur son lit, mais seule, cela lui était impossible. Malgré tout, elle le saisit sous les bras, au risque de déchirer ses plaies, et posa son torse sur le lit. Elle fit de même pour les jambes et après l’avoir installé, elle vérifia si elle n’avait rien endommagé. A présent, il lui fallait attendre son réveil, pour savoir si ses soins étaient efficaces. Cela pourrait demander une demi journée comme trois ou quatre jours. Elle savait qu’on pourrait la surprendre à tout instant. Elle devait songer à la façon dont elle pourrait repousser chaque fois les intrus. D’abord, le garçon d’étage, puis la femme de ménage, et enfin ses collègues qui ne manquaient pas de la visiter chaque fois qu’ils en avaient l’occasion. Autant d’obstacles qu’elle devrait affronter avec subtilité. Le matin venu, elle s’aperçut qu’elle s’était assoupie sur le fauteuil. Sitôt éveillée elle se livra attentivement à son patient. L’homme semblait épris d’un sommeil paisible et détendu. On eut dit qu’aucun mal ne l’affectât. Les pansements n’avaient pas bougé, tout semblait parfait. Elle pensa qu’il aurait peut-être une chance de s’en tirer. Soudain elle réalisa qu’elle devrait partir pour aller au dispensaire soigner ses autres patients. Comment pourrait-elle y échapper ? Il lui fallait à tout prix trouver un prétexte plausible qui n’éveillerait pas la moindre suspicion. Elle se dit que la thèse de la grande fatigue causée par le voyage de la veille sous un soleil intense après avoir travailler trois jours sans trêve, lui vaudrait une journée ou deux de congés, en dépit de l’intensité du travail demandé par ses employeurs. Elle décrocha le téléphone et appela son supérieur qui, par chance ne lui demanda pas davantage d’explication en précisant qu’elle pouvait prendre le temps nécessaire à sa remise en forme. Elle se trouvait tirée d’un mauvais pas. Il restait maintenant à bloquer toute personne susceptible de la perturber. Un appel à la réception suffit à calmer le jeu. Sa grande fatigue exigeait un lourd repos, elle souhaitait qu’on ne la dérangeât pas afin de se remettre au plus vite. Voilà, elle se retrouvait donc seule en compagnie de celui que toutes les polices du pays recherchaient.
En plein après midi, l’homme se réveilla en réclamant vivement à boire. Alicia lui humecta les lèvres avec un linge mouillé, puis elle prit soin de lui humidifier, le front, les joues et le menton. Il se mit à parler peu à peu, puis il raconta l’embuscade dont il avait été victime alors que deux membres de la garde présidentielle s’étaient acharnés sur lui, le laissant pour mort. Il se nommait Silvère Mousd’hia. C’était bien le nom qu’elle avait lu sur les affiches, se souvenant alors que certaines étaient déchirées, sans doute un signe qu’on l’avait abattu. Silvère accusait largement une quarantaine d’année. Les rides creusées sur sa peau noire mal rasée, ajoutaient à son charme de bourlingueur énigmatique. Son regard perçant et doux lui donnait davantage l’aspect d’un héros d’aventures que celui d’un terroriste menaçant. Il la remercia à maintes reprises, malgré l’insistance de la doctoresse pour le supplier de ne pas trop parler à la fois pour ne pas risquer d’être entendu et pour ne plus se fatiguer. La nuit suivante, elle le veilla comme une mère veille sur son enfant malade. Elle prenait mille précautions à surveiller ses bandages et ce qu’ils recouvraient. Elle éprouvait une terreur à l’idée qu’il put ne pas passer la nuit. Ainsi elle se rassura en constatant qu’il avait meilleur souffle et que ses traits s’allégeaient au petit matin. Avec une attention infinie elle l’humecta à nouveau, et lui injecta un peu de glucose qu’elle gardait toujours au fond de sa trousse. Silvère allait de mieux en mieux, il était doté d’une faculté à récupérer rapidement.
Deux jours après il se levait, marchant presque normalement à travers la pièce. Elle devait maintenant l’évacuer discrètement pour qu’il se sauve et pour ne pas risquer de la compromettre, ce qui aurait causé un licenciement pour faute grave en jetant le discrédit sur l’organisation. Elle attendit la nuit pour se faire, elle l’aida délicatement à descendre l’escalier, l’ascenseur eut été trop risqué. En le serrant tout contre elle, Alicia ne pouvait s’empêcher de redouter la séparation. Elle venait de vivre avec lui, pour lui, épousant sa cause en dépit de l’horreur que lui inspirait le meurtre. Elle savait qu’elle ne le reverrait jamais plus. Une fois dehors, il disparut dans la nature, sans l’avoir même gratifiée d’un salut de la main. Elle resta là un moment le regardant s’enfuir à travers les rues désertées. Elle ne dormit pas plus que les nuits précédentes. Ses pensées se nourrissaient de ces quelques jours passées auprès de ce patient hors du commun. En la voyant au bureau le matin, ses collègues et ses patients ne devaient la trouver guère plus reposée qu’après son arrivée des territoires rebelles. Elle se jeta à corps perdu dans le travail afin distraire ses pensées.
Durant un mois, elle resta sans nouvelle de Silvère, sans cesser de penser à lui. Puis un courrier arrivant de Yamoussoukro lui fut adressé, il émanait de Silvère M.
Mademoiselle Alicia
Je vous écris pour vous remercier de vos bons soins. Vous m’avez sauvé la vie, et grâce à vous je peux reprendre mon combat contre la répression et la corruption qui pourrissent ce pays. Vous m’avez été précieuse et attentive en m’accordant tant d’attention et de chaleur humaine. En d’autres temps, j’aurais eu plaisir à vous revoir mais tant que les combats continuent je dois rester prudent. Si jamais tout cela s’arrêtait un jour, alors je vous promets qu’on se reverrait, si vous le désirez. Prenez grand soin de vous, belle doctoresse et que Dieu vous garde !
Je vous suis, à tout jamais reconnaissant, votre dévoué serviteur,
Silvère M.
En dépit de ce qu’elle contenait de politesse anonyme, cette lettre représentait aux yeux d’Alicia plus que de la reconnaissance. Manifestement l’homme qu’elle avait sauvé ne semblait pas indifférent aux attraits de la jeune femme, du moins c’est ce qu’elle s’obstinait à penser en relisant les mots qui lui serraient le cœur. Il voulait la revoir, c’était sur. Il éprouvait des sentiments à son égard, elle en était persuadée. Si Dieu était juste, il devait cesser ces combats au plus vite. Puis elle se mit à rêver au jour où rien ne leur interdirait de se retrouver et de vivre peut-être une merveilleuse histoire. Elle l’espérait, elle le croyait, elle le savait, un jour, un jour certainement !
FIN