|
LE Château d'Elvira
25/03/2010 21:26
Le Château d’Elvira
Depuis sa plus tendre enfance, à l’heure où elle jouait avec ses poupées de chiffon héritées de ses sœurs, le plus grand rêve d’Elvira était de vivre dans un château. Cette sorte de lubie lui était venue d’un reportage télé qui dénombrait la quantité de châteaux que la France possédait. Les yeux de la petite fille s’étaient rivés à ces images merveilleuses, dignes des plus beaux contes de fées. Elle imaginait la France et tous ces monuments merveilleux, elle en avait conclu que la moitié des habitants de ce pays vivaient dans un tel palace d’architecture historique, que le niveau de vie des français était tel qu’il leur était aisé d’y accéder. Le rêve alors avait germé, si un jour elle parvenait à atteindre ce pays magique, elle aussi possèderait son château, elle y vivrait en compagnie de son prince, et ils élèveraient une ribambelle d’enfants entourés de domestiques, car, pensait-elle, ce devait être fastidieux d’entretenir une telle surface.
Puis elle avait grandi, la misère et la tyrannie du dictateur avait détruit sa famille, ses sœurs avaient disparu dans les méandres de la révolution, il ne restait plus qu’elle, dans cet orphelinat infâme où les nourrissons dépérissaient faute de soin, d’attention et d’amour. Seules les filles de son âge parvenaient à subsister jusqu’au jour où les organisations caritatives étaient venues et avaient délivré ses bambins de la famine, les plaçant dans des foyers à l’étranger, la france. Quelle chance pour ses gamins d’avoir accès à ce pays, Elvira quant à elle avait du se contenter de l’aide d’une ONG française, elle aussi, mais sur place. Les années passaient apportant leur lot de souffrance adolescente, elle mangeait à sa faim, elle vivait au chaud de famille en famille au confort plus ou moins vétuste, dénuées du moindre sentiment. A dix sept elle avait fugué pendant quelques jours, mais le froid et la faim l’avaient contrainte à regagner l’orphelinat qui l’avait replacé dans une autre famille. Tant bien que mal elle s’était fait une raison d’accepter de vivre ainsi, sans luxe avec le strict nécessaire. Sa majorité lui avait offert l’opportunité de quitter la Roumanie, son lycée organisait un voyage d’échange avec un lycée français, l’occasion semblait merveilleuse pour la jeune fille qui allait alors découvrir les richesses de ce pays qui revêtait des allures mythiques. Oh certes elle ne séjournerait qu’une petite semaine dans une petite ville du centre de la France, rien de particulièrement excitant mais ce premier contact avec les français pouvait lui permettre d’envisager un avenir. Comme toutes ses camarades elle s’y était préparée depuis longtemps, recherchant le peu de toilettes qu’elle possédait de manière à ne pas paraître ridicule vis-à-vis des filles du pays de la haute couture. La veille du départ, la directrice du lycée venait d’arriver, somme toute, pour vérifier que ses bagages seraient prêts à temps. La jeune fille ne tenait plus, puis une fois la directrice partie, on vint lui annoncer qu’en dernière minute on avait jugé bon d’offrir sa place à une autre jeune fille dont les parents plus aisés avaient offert de payer la place. Elvira s’était crue damnée. Puis force de raison ayant succédée à la douleur du désappointement, elle s’était efforcée d’oublier se contentant des photos souvenirs que ses camarades lui avaient présentées.
A vingt ans, elle travaillait dans une usine de chaussures. Cet emploi sans avenir et surtout sans intérêt lui assurait de faibles revenus lui permettant tout de même de se vêtir et se nourrir à peu près correctement. Malgré ses difficultés, Elvira ne désespérait pas de réaliser un jour son rêve français. Elle se prenait parfois à écumer à la bibliothèque de Pitesti pour apprendre la langue de Molière et connaître les habitudes, et les manières de vivre de ce peuple aussi étrange qu’étranger. Puis il advint qu’un jour une occasion se présentait de partir. Un convoi devait se rendre en france. Une vingtaine de jeunes travailleurs allaient tenter leur chance vers ce qu’ils estimaient être leur Eldorado. Elle apprit au dernier moment que l’un d’entre eux s’était désisté pour raison de grave maladie, elle sut plus tard qu’on l’avait évincé par crainte de contagion. Le matin prévu, elle se présenta devant le camion. Le défaillant avait réglé d’avance, le paiement n’étant pas remboursable, elle bénéficia de sa place après vives négociations car le passeur exigeait qu’elle réglât le montant du voyage, mais le patron des transports lui signifia qu’il fallait se satisfaire d’un seul paiement. Le camion prit la route, envahie de cette cohorte d’âmes en espérance, camouflées derrière des cartons de conserves, serrées comme des sardines dans une hygiène inexistante et des odeurs insupportables, mais tous s’accrochaient à l’idée qu’au bout de la route s’ouvrirait les portes de la liberté, de la fortune et de la vie. Il fallut quelques jours avant d’atteindre la lumière. Après deux nuits sans sommeil, des menaces d’arrestations aux douanes, et la faim, le froid et quelques arrêts sommaires pour se soulager, les portes de Paris s’offraient à cette jeunesse crédule qui n’allait pas vraiment découvrir les promesses de leur départ. Chacun devait s’acquitter du tarif de son voyage. Certes on admettait qu’ils l’avaient réglé en partie mais on insistait sur les frais supplémentaires, de paperasseries, de douanes en plus de ce que les trafiquants appelaient faux frais et les risques auxquels ils s’étaient exposés pour disaient ils « rendre service ». C’est ainsi qu’Elvira fut placée chez un certain Vladimir qu’on appelait aussi « Monsieur Kinski »
L’homme qui se faisait appeler ainsi provenait d’on ne savait quel pays de l’est. Installé depuis une ou deux décennies il savait imposer son autorité par la force et la menace sans compter un certain savoir faire pour l’intimidation psychologique. Il régnait en maître sur un réseau de drogue, trafic d’armes, de clandestins sans oublier son occupation majeure à savoir la prostitution. Il mettait sur le trottoir des jeunes filles arrivés de l’est, s’appliquant à les remplacer dès leur vingt cinquième année sous prétexte que les clients exigeants ne se satisfaisaient qu’avec de la « viande fraîche » selon ses propres termes. Lorsqu’elles avaient passé l’âge il les exhibait sur Internet dans l’un de ses sites pornographique, quant aux autres il ne leur restait guère que la mendicité à moins d’avoir la chance de faire « un beau mariage » avec un homme aisé ignorant tout de leur passé, ce qui n’était le privilège que de quelques unes parmi les plus belles. Elvira se trouvait donc ici dans cet amas de misère et de désillusion au pays de ses rêves. Rapidement on la mit à la pratique de l’exercice de son nouveau métier. La première fois fut la plus difficile. L’homme était grand, costaud, la mine rougeaude. Il n’éprouvait pas la moindre compassion à l’égard des larmes qui ruisselaient sur les joues outrageusement peintes de blush. Il ne discuta même pas le prix, heureux de pouvoir profiter des avantages d’une aussi jolie fille pour un tarif si intéressant. Dans la chambre de l’hôtel sordide de la rue Saint Denis, elle se déshabillait tout en rangeant les billets dans la pochette qui lui tenait lieu de sac à main. Le client la dévisageait comme on aurait apprécié un bovin dans une foire, détaillant les courbes avantageuses et le joli minois qui s’offraient à lui. En sentant les mains et le corps du bonhomme qui s’affairait en elle, Elvira ravalait sa fierté ainsi que sa nausée. Elle aurait tant aimé disparaître, larguer ce fardeau qui ne lui procurait pas le moindre plaisir en forçant son hymen. Elle n’avait jamais connu l’amour et aucun des garçons de Pitesti ne lui avait manifesté une quelconque attirance, elle avait donc vécu jusqu’à ses vingt ans sans connaître le plaisir de la chair, non par choix mais par manque d’attention. Alors que le rustre éventrait ses chairs, elle pensait que l’on faisait bien du tapage pour cet acte qui ne lui apportait que souffrance et humiliation quand tout le monde vantait les jouissances et l’accoutumance à cette introspection. Une fois l’acte terminé, l’homme s’en alla, elle se sentit soulagée bien que fatiguée, écœurée et vide. Puis elle finit par se convaincre que ce boulot en valait un autre et que s’il fallait en passer par ce sacrifice pour atteindre son rêve, il ne lui restait qu’à serrer les dents pendant quelques temps, et la vie ferait le reste. Dans cet état d’esprit, elle admit plus facilement le second puis le troisième et les autres qui se succédaient. Elle devait en subir une dizaine par jours, le soir venu monsieur Kinski venait encaisser les trois quarts de l’argent péniblement gagné et il ne lui restait plus qu’à aller se coucher dans une petite chambre sous les toits pour un bref sommeil bien mérité. Dès le lendemain il fallait recommencer sans un seul jour de repos, car comme le disait « Monsieur » un jour sans tapin est un jour perdu.
Cela faisait trois mois que la jeune femme arpentait son trottoir, en ravalant son chagrin. Il lui fallait tour à tour se cacher pour éviter les véhicules de police qui faisaient leur ronde, sélectionner parmi les clients potentiels, ceux qui avaient les moyens de s’offrir ses charmes, se quereller avec les autres filles françaises ou africaines, et se protéger des obsédés qui tentaient de l’agresser. Trois mois, sans avoir parcouru les rues de la capitale, sans avoir goûté aux joies parisiennes, sans avoir vécu les nuits de fête et visiter les monuments ou les boutiques. Elvira se sentait seule, abandonnée à son sort, sans espoir d’y apercevoir la moindre lueur de changement. Malgré tout elle s’estimait un peu plus chanceuse que les autres, elle était belle et son « commerce » se portait bien. Tous les soirs elle devait subir le spectacle de celles qui ne rapportaient pas la somme prévue. A ce moment là « Monsieur » faisait signe à son homme de main, Carlos, un gorille de 1m95, qui dérouillait la « fautive » à coups de claques, quand ce n’était pas des coups de poing. Il arrivait parfois que la malheureuse fût si défigurée qu’on l’emmenait en banlieue chez une dame qu’on appelait « La Comtesse ». Cette femme qui n’avait rien d’aristocratique, descendait, à ce qu’on disait, de la cour impériale de Russie. Elle possédait une maison spéciale où l’on jouait et lorsqu’on avait plumé un joueur jusqu’aux os, on lui offrait une nuit de plaisir en guise de dédommagement avec l’une de celles que Monsieur avait coutume d’appeler les « déchets », ce qui faisait sourire sa cour. Ignorant tout de ces pratiques Elvira qui ne savait que ce qui se disait autour d’elle, craignait de finir « aux déchets » et s’efforçait de charmer sa clientèle, quitte parfois à faire un rabais pour obtenir le marché en doublant le nombre de passes. Au bout de ces quelques mois, l’habitude était prise. Chaque homme qui passait devenait un client potentiel, elle ne cherchait même plus à savoir, s’il était beau, s’il lui plaisait, pas même s’il saurait la respecter et ne pas abuser d’elle. Il ne restait plus grand-chose de la jeune vierge innocente qu’elle avait été en arrivant, elle n’ignorait plus rien des choses du sexe, des positions aux pratiques perverses, rien ne lui était plus étranger. Elle savait donner du plaisir sans en éprouver puisque cela ne la concernait pas. Parfois il arrivait à Monsieur de tester l’une ou l’autre des filles, lorsque le tour d’Elvira arrivait, elle s’efforçait, en bonne servante, de satisfaire son « maître » avec le même dévouement et la même application que si elle avait eu à faire à n’importe quel client. Elle était devenue un bon petit soldat qui ne répondait pas, ne rechignait pas et ne désobéissait jamais. Après autant de bons et loyaux services, elle devint un modèle, au point qu’on finit par la confier aux mains expertes de madame Iris, la tenancière d’un établissement bien tenu. Cette femme dirigeait une agence de call girls. Seules les plus jolies, les plus gracieuses et les plus disciplinées méritaient ce privilège. Cet endroit, loin de ressembler à un cloaque, était doté de chambres individuelles où les filles pouvaient recevoir certains clients, mais l’essentiel de leur emploi s’exerçait à l’extérieur dans les grands hôtels de la ville. Il arrivait même aux plus talentueuses de se voir offrir un séjour tous frais payés dans des hôtels de Londres, Ibiza, Barcelone, Monaco, Florence où ailleurs. Si ces séjours pouvaient revêtir des allures de vacances, ils n’étaient qu’une manière luxueuse de pratiquer le métier, avec les avantages des loisirs que les clients fortunés offraient à leur invitée. Elvira n’en n’était pas encore là mais les rendrez-vous dans les palaces lui semblaient tout de même moins contraignant que les attentes dans le froid des trottoirs et les passes dans les hôtels miteux. D’ailleurs la seule exigence demandée était de satisfaire le client. Madame prenait les commandes et les filles se hâtaient de se rendre sur les lieux de rendez vous. Il pouvait y avoir deux ou trois clients par soirée ou bien un seul lorsque celui-ci avait payé pour une nuit complète. Cette sorte de liberté permettait à la jeune femme de visiter Paris et profiter de ses merveilles, d’autant plus que le salaire plus conséquent donnait droit à des dépenses jusqu’alors inconnues pour elle. Il lui fallait apprendre la liberté bien que celle-ci fût très relative en fonction de ses obligations nocturnes. Après tout le jeu en valait la chandelle, et ce n’était pas toujours détestable de se retrouver au lit dans les bras d’un jeune et bel homme fortuné. Elle se prenait même parfois à rêver que l’un d’entre eux finirait par l’emporter dans l’un de ses carrosses cabriolet de marque allemande et l’installerait dans un nid douillet comme cela s’était produit pour l’une de ses collègues auparavant. Bien sur, la plupart de ses clients richissimes dépassaient largement la quarantaine, ils n’étaient pas très beaux et se servait d’elle comme d’un instrument de plaisir. Tous voulaient en avoir pour leur compte, exigeant d’elle une soumission totale, avares de baisers et de caresses, quand aux câlins, ils ignoraient même que cela put exister. Malgré tout elle se prenait à penser qu’elle les dominait, les manipulait. Ils avaient trop besoin de sa peau, de sa chair, de ses seins, ils la convoitaient telle une friandise inaccessible qu’un enfant désirerait derrière une vitrine. Mais dès qu’ils avaient obtenus satisfaction en la possédant, ils ne lui délivraient plus le moindre regard, la moindre attention, se contentant de dire : « c’était bien ! Je te veux la semaine prochaine à la même heure ! » Voilà tout. Alors elle se délestait de ses illusions, en se jurant de ne pas craquer, ne pas s’attendrir en s’accrochant à la seule pensée que c’était un job comme un autre qu’elle devait s’employer à le pratiquer du mieux possible car satisfaire le client était la meilleure façon de le fidéliser et de gagner davantage selon la formule bien connue « travailler plus pour gagner plus ! »
C’était un samedi soir, il était vingt deux heures, il était jeune, brun, le teint hâlé du latin dont les femmes se délectent à la vue de ces images publicitaires. Magnifiquement paré de son costume de grand couturier, le regard velouté mais assuré, arborant un sourire délicatement rassurant, il s’étalait dans le fauteuil du hall de ce grand palace parisien. Toutes les filles auraient aimé être à la place d’Elvira, mais c’était elle qu’il avait choisie parmi l’échantillon que lui avait proposé Madame.
n Vous êtes Elvira, (engagea-t-il d’une voix digne d’un animateur radiophonique), je suis enchanté, je suis Antonio, mais vous pouvez m’appelez Tony, j’ai l’habitude.
n Moi aussi je suis enchanté, Tony, on m’appelle Lily, mais vous pouvez me donnez le surnom que vous voulez, c’est vous qui décidez.
n Oh ! Je vois, tu n’es pas très contrariante ! Toi qu’est ce que tu préfères ?
n J’aime beaucoup mon prénom…Elvira
n Alors je vais t’appeler Elvira, je trouve aussi que c’est un très joli prénom, presque autant que toi.
n Merci ! Vous êtes gentil !
n Tu me parais vraiment timide, tu es vraiment une habituée ?
n Oui, vous n’êtes pas mon premier client, rassurez-vous, vous en aurez pour votre argent !
n Je ne m’inquiétais pas ! Je veux seulement être sur que tu n’as pas peur.
n Non ! Vous verrez que je suis une vraie pro, je peux être une salope, vicieuse, ou sado maso si vous le souhaitez.
n Holà ! du calme, excuse moi si je t’ai vexé. Tu prends un verre ?
n Oui, une double vodka, s’il vous plait.
n Bon, comme tu veux, garçon, s’il vous plait deux double vodka ! J’aime beaucoup ton accent, tu viens d’où ?
n Comme vous voulez, c’est quoi votre fantasme ?
n Qu’est ce que tu me fais là, je te demande simplement ton pays d’origine, ce n’est pas un secret.
n Non ! Je suis roumaine, j’espère que ça ne vous gêne pas, je sais que les hommes préfèrent les russes ou les polonaises en général !
n Pourquoi ça me dérangerait, roumaine c’est très bien !
n Tant mieux ! Vous voulez qu’on monte ?
n T’es pressée ? Ne t’inquiète pas je paierai pour tout le temps qu’on passera ensemble, j’ai les moyens !
n Je sais !
n Tu t’ennuies avec moi ?
n Non pas du tout ! Je ne veux pas vous faire perdre votre argent, c’est tout !
n Mais le temps passé avec toi n’est pas perdu, je me sens bien là !
n C’est vrai ?
n Bien sur ! Tu es une fille très intéressante, si tu te décoinçais un peu ce serait encore mieux !
n C’est… que j’ai pas l’habitude.
n Mais tu viens de me dire…
n Oui de coucher mais pas de parler, je trouve les hommes dans la chambre et ils me prennent, me paient et c’est tout.
n Ah bon ! C’est triste ! Tu ne trouves pas ?
n Je ne sais pas ! Peut être !
n Moi si je couche avec une fille j’aime savoir qui elle est avant, ce qu’elle aime, ce qu’elle veut !
n C’est comme vous voulez !
n Bon arrête avec ça tu m’énerves, je sais qu’on t’a appris à ne jamais contrarier le client, mais moi j’aime que les femmes s’expriment, qu’elles donnent leur avis même s’il est contraire au mien, et puis arrête ce vouvoiement ridicule !
n D’accord ! Alors tu veux faire quoi maintenant ?
n Ben justement, c’est toi qui dois choisir, pour tout dire j’ai envie de passer du temps avec une jolie fille, sympa, gentille comme toi et pas forcément pour le sexe, alors tu choisis ce que tu as envie de faire !
n Tout ce que je veux ?
n Oui demande et si je peux je le fais !
n J’aimerais aller à l’opéra, je n’ai jamais vu un opéra, ou une pièce de théâtre ou un spectacle.
n Qu’est ce que tu préfères alors ?
n L’opéra !
n Ok ! On va voir si on peut encore trouver des places, je sais qu’on joue « Nabucco » de Verdi à l’opéra Garnier, ça t’intéresse ?
n Oh oui ! J’adore !
n Comment connais tu Verdi et le Nabucco toi ?
n Chez moi à Pitesti, j’ai lu des livres sur Verdi ses opéras et une fois à la radio j’ai entendu « Le Chœur des Esclaves » c’était si beau j’en ai pleuré.
n Alors il faut prendre des mouchoirs car c’est un magnifique opéra, et tu vas avoir plusieurs occasions de pleurer.
n Pourquoi tu fais ça pour moi ?
n Je ne sais pas ! Peut être parce que je te trouve mignonne !
n C’est gentil !
n Non c’est normal, je pense que ce n’est pas parce qu’on paie pour se taper une pute qu’on peut lui manquer de respect et ne pas lui faire plaisir.
n Alors c’est ce que je suis pour toi, une pute !
n Ben c’est bien ce que tu es, non ?
n Oui, c’est vrai, j’ai failli l’oublier !
Il feignit ne pas voir sa mine décrépite. Elle semblait déçue, un moment elle avait cru qu’il la considérait comme une femme. Il avait paru vouloir la séduire, lui donner un peu de lui-même, mais il payait et rien que ce simple fait donnait à leur relation une tournure délicate qui ne lui permettait pas la moindre exigence hormis celle du respect qu’il lui accordait, en attendre davantage eut été un caprice de luxe qu’elle ne pouvait pas se permettre. Malgré son bonheur de profiter du spectacle de l’opéra, elle ne pouvait se résoudre au seul plaisir de savourer ces instants merveilleux. Il l’accompagna à l’hôtel et lui versa la somme convenue sans profiter même de ce auquel il avait droit. Elle s’en étonna, puis pensant qu’il ne la désirait pas elle le remercia ne pouvant s’empêcher de lui caresser la joue et s’enfuit vers sa chambre. Seule sur son lit elle comptait en sanglotant les billets qu’on venait de lui remettre, il avait volontairement augmenter le tarif, elle pensa qu’il devait tout de même la considérer. Pourtant en dépit de la joie qu’elle éprouvait à l’issue de cette soirée, elle ressentait une sorte de dégoût comme jamais elle ne l’avait ressenti depuis qu’elle exerçait cette profession. Une pute, c’était bien ce qu’il avait dit ! Elle ne lui reconnaissait pas le droit de prononcer ce mot. Pourtant il l’avait largué presque naturellement, même pas comme une insulte mais comme un dénominatif qui la qualifiait, elle le prenait telle une gifle qu’il lui aurait assénée sans ménagement. Alors, puisque je suis une pute, la prochaine fois ce sera bien à la pute qu’il aura à faire, se dit elle en ravalant ses larmes.
Tony devint un fidèle client, chaque semaine il arrivait des fleurs à la main, proposant là un dîner dans un grand restaurant, ici une soirée cinéma ou spectacle. Chaque fois elle donnait son avis et sans hésitation il l’emmenait là où elle l’avait décidé. La soirée se terminait toujours de la même façon, sur le pas de sa porte sans avoir consommé le corps d’Elvira, sans même un seul baiser, juste un « bonsoir, à la semaine prochaine » après lui avoir versé son « salaire ». Elle se demandait chaque fois pourquoi ne pas profiter d’elle, cet homme avait-il quelques problèmes sexuels pour ne pas user de son droit ? Et s’il la trouvait aussi intéressante qu’il aimait à le dire, pourquoi la payait il aussi grassement ? Elle s’en voulait presque de cet argent gagné « malhonnêtement » alors qu’elle avait passé une bonne soirée et qu’elle n’avait pas donné ce que lui intimait sa fonction. Cela faisait trois semaines qu’au milieu de ces marauds, ces rustres, ces cannibales du sexe, une sorte d’ange venait faillir à cet engrenage dégradant. Depuis le premier soir le jeune homme n’avait plus jamais prononcé le mot cinglant de « pute ». Il se conduisait en gentleman, ne la touchant pas même du bout des doigts, la regardant comme si elle eut été une princesse, la complimentant sur ses tenues, la finesse de son maquillage, la grâce de sa démarche ou la sensualité de sa voix nantie de cet accent qu’il trouvait délicieux. Ils bavardaient de tout, de son père tyrannique dont il vidait le compte en banque, de sa mère « dame patronnesse » par bonne conscience, de ses frères disséminés dans le monde. Elle l’écoutait comme s’il eut été son mentor, s’instruisant de son bon français, de ses bonnes manières ainsi que de son savoir. Elle se sentait ignare, inculte, petite fille dépassée devant cette merveille de perfection : beau, musclé, érudit, riche, élégant et gentleman le rêve de toutes femmes, du moins celles qui proviennent des bas fonds et de la misère. Elle se sentait presque heureuse en ces moments de complicité, oubliant pendant une soirée, toutes les autres en moins bonne compagnie où son corps n’était plus qu’un objet de plaisir et de transaction. Pourtant il manquait quelque chose à cet homme idyllique, la faculté d’écouter. Elle aussi aurait aimé se raconter. Elle aurait voulu lui confier ses rêves de petite fille au cœur d’un château. Cette misère entre la mort de ses parents, la disparition de ses sœurs, l’orphelinat, son arrivée cauchemardesque en France et ses débuts sur le trottoir, cette première fois qui lui avait fait si mal et ce boulot qui lui déplaisait tant mais qu’elle s’obstinait à pratiquer tant bien que mal pour l’argent qu’il lui rapportait et qui la rapprochait chaque jour un peu plus de son château. Mais soit par désinvolture ou par ignorance, Tony ne manifestait aucun intérêt pour ce qui la préoccupait. Etonnant de la part de celui qui ne manquait jamais de lui demander son avis sur les projets de la soirée, qu’il ne se souciât pas davantage de ce qu’elle détenait de secrets, de doutes et de rêves. Il apparut soudain aux vues de la jeune femme qu’il nourrissait peut être la crainte de paraître indiscret en lui posant trop de questions, crainte de s’immiscer dans certains souvenirs qui pourraient réveiller des douleurs enfouies au plus profond de celle qu’il respectait tant. La nuit lui sembla interminable. Des images hantaient l’esprit d’Elvira, images du sourire de Tony, de ses manières, ses histoires drôles, de sa voix, de ses mots si délicats et choisis. Que pouvait-il bien lui arriver ? Elle se sentait toute chose, comme engourdie après un effort pénible. Elle se dit que c’était peut-être l’effet de son comportement, il jurait tant parmi les autres que sa façon d’être, à elle seule pouvait justifier ce trouble. Affaiblie par toutes ces pensées qui défilaient à vive allure elle finit par s’endormir jusqu’aux aurores.
Ce soir là aurait du être un beau soir pour Elvira, un nouveau rendez-vous avec Tony mais il n’était pas venu. Madame n’avait pas reçu le coup de fil habituel et personne ne savait comment le joindre. Les activités douteuses de la famille Lacosta ne permettaient pas qu’on les localise. Elvira avait eu beau faire des pieds et des mains pour le retrouver ce fut peine perdue, ni madame Iris, ni les autres personnes qu’elle avait interrogées ne savaient où trouver Tony. Elvira fut contrainte d’accepter le client qu’on lui proposait. Il s’agissait d’un New-yorkais PDG d’une multinationale et qui avait coutume à chacun de ses passages à Paris d’user des bons services que lui proposait Madame Iris. S’il était fidèle à cette maison il n’en demeurait pas moins fidèle à Tina la jeune femme qu’on lui réservait tout spécialement à l’habitude. Lorsqu’il ouvrit la porte, Elvira aperçut un superbe quadragénaire blond aux yeux verts, vêtu d’un jean de marque et d’une chemise de trappeur à carreaux rouges et noirs. IL avait l’allure du riche industriel se donnant des airs de simple bûcheron. Il l’invita à se mettre à l’aise en lui proposant un verre. Il s’exprimait dans un français relativement correct doté d’un charmant accent. Son attitude rassurait la jeune roumaine qui abordait chaque client avec appréhension, sachant que certaines de ses collègues avaient subi de mauvais traitements et parfois des viols. Cela se terminait généralement par des dédommagements financiers que madame Iris recevait volontiers en échange du silence, puis elle en offrait une partie à la victime en la consolant sous le prétexte qu’il n’y avait pas mort d’homme et qu’en les circonstances un procès eut été du plus mauvais effet. Mais celui-ci semblait correct, il discutait avec respect du tarif et de ses préférences sans la plus petite parcelle de perversité. A peine avait-elle entamé son verre de vodka qu’il lui demanda de se déshabiller. Elle ôta sa robe avec lenteur et élégance comme à son habitude mais il monta le ton pour lui signifier sa volonté d’admirer « son cul » comme il aimait à le répéter.
n Putain de françaises, (commenta-t-il d’un ton sarcastique) vous avez toutes des culs à vous faire monter dessus !
n Je ne suis pas française (répondit-elle) je viens de Roumanie !
n Oh une pute communiste, j’adore !
n Je ne suis pas communiste !
n Mais si, toutes les filles de l’est sont communistes, mais ça ne me dérange pas, ce sont de meilleures salopes !
n Pff !
n Qu’est-ce que tu as ? Mademoiselle joue les offusquées ! Si je te donne un supplément je pourrais t’insulter ?
n Non ! On n’achète pas ma dignité !
n Sale pute, tu voudrais me faire cracher un maximum, shit !
n Plutôt crever, vous êtes un porc, reprenez votre sale fric, je me tire !
Il la saisit violemment par le bras et lui infligea une forte claque qui l’envoya sur le lit.
n Tu vas voir ce que ça te coûte petite garce de me parler comme ça, tiens prends ça dans le cul, ma salope, tu aimes ça hein. (criait-il en l’introduisant avec force dans son rectum) Tu peux toujours gueuler, je sais que ça te plaît sale petite pute va !
n Je vous en supplie laissez moi, je vous rends votre argent si vous voulez !
n Mais je n’ai pas encore fini, il faut que tu me suces, baby !
n Non laissez moi partir, je vous en prie !
Puis, profitant de l’instant où il se baissait, elle lui envoya un grand coup de pied dans les parties et après avoir enfilé sa robe, elle sortit à toute allure de la chambre. Arrivée sur le trottoir elle commençait déjà à regretter son geste en pensant aux conséquences que cela engendrerait. Elle marchait sans but mais d’un pas vif en suivant l’avenue sans envisager la suite. La pluie scintillait sur la chaussée et les voitures qui passaient ne se souciaient guère des gerbes d’eau qu’elles envoyaient sur cette passante qui avait bien d’autres tracas que celui d’être mouillée. Puis, sans comprendre comment elle en était arrivée là, elle se trouva devant le bar où Tony avait pris l’habitude de l’amener. Soudain, elle l’aperçut en compagnie d’une autre femme, hésitant un moment, elle se décida à entrer. Dès qu’il la vit, la mine défaite et la robe de soie trempée, il devina son désarroi et accourut tel un chevalier servant venant secourir sa belle. La femme qu’il venait de délaisser lui lança un regard sombre, comment pouvait-on l’abandonner elle, femme de haut rang pour une fille de rien qui de plus avait un « horrible » accent et aucune allure. Dès qu’il fut à sa hauteur, Elvira se jeta dans ses bras. Elle reprit son souffle et lui conta son aventure. En entendant cela, Tony se mordait les dents lui jurant qu’il ne laisserait pas ce « crime » impuni. Elle sanglotait en profitant de ses bras virils et puissants qui l’étreignaient la rassurant au point d’en oublier peu à peu ce qui la chagrinait. Il lui caressait les cheveux, lui glissant à l’oreille « allons, n’aies plus peur, je suis là, personne ne te fera plus de mal ! » Elle savourait ces mots, s’abandonnant lascivement telle une enfant oubliée que l’on recueillerait. Puis Tony en gentleman qu’il voulait être, lui déposa un baiser sur le front en la confiant à la patronne du bar, il s’éclipsa en disant :
n Bon ne t’inquiète pas, je m’en occupe, reste ici tu n’as rien à craindre !
Il disparut pendant une journée entière. Elvira, afin de s’occuper et pour rendre service à celle qui venait de la loger et la nourrir, offrit son aide en servant au bar. Elle n’eut aucun appel de madame Iris qui semblait ne plus se soucier d’elle. Le lendemain Tony revint, le visage démonté, arborant un sourire artificiel en lâchant :
n C’est fini ma belle, tu n’auras plus jamais de soucis avec ce salaud ! Dany tu peux me servir un gin tonic s’il te plait !
Elvira ne se posait pas la moindre question, cette seule parole de réconfort lui permit de se détendre et elle continua son activité au bar jusqu’à la nuit tombante.
Quelques jours s’étaient écoulés depuis l’incident, Elvira avait retrouvé son travail d’hôtel en hôtel, pétrie de la même appréhension qui s’envenimait plus ou moins selon l’attitude de son client. Elle n’avait pas revu Tony, n’avait pas reçu une seule nouvelle depuis ce jour. Pourtant il hantait ses jours et ses nuits à un point tel qu’elle finissait par le voir dans chacun de ses partenaires professionnels, mais pas un n’avait sa stature, son élégance, sa virilité, sa beauté ni cette gentillesse qui le caractérisait parmi tous les hommes qui avaient traversé sa vie. Celui qui l’occupait là avait bon allure, mais se souvenant de son épopée précédente avec un bellâtre elle se tenait sur ses gardes, prête à tout instant à appeler son « garde du corps » qui en la quittant lui avait laissé un numéro où le joindre. Cette fois ci tout s’était passé normalement, plutôt bien même, elle commençait à y prendre goût lorsque le bonhomme se comportait bien. Elle s’apercevait que les hommes la convoitaient, ils la dévisageaient, la détaillait, certes cela aurait pu la dévaloriser, la réduire à l’état de « bête à plaisir » mais elle prenait cela au contraire pour une marque de reconnaissance. Les voir la supplier parfois en lui offrant un collier ou une bague, trouver une douzaine de roses dans sa chambre en arrivant, se faire inviter dans un grand restaurant même si tout cela n’avait qu’un seul but, la mettre dans leur lit, lui inspirait une sensation de puissance. Elle acceptait mieux le fait d’aller dans les palaces pour les rendez-vous d’autant que dans la journée des hommes lui faisaient la cour inlassablement en y mettant les formes, parfois même le respect et pour certains de la tendresse. Elle se sentait belle, séduisante, sexy tout ce que les femmes de ce curieux pays rêvaient de devenir. Madame Iris, bien que n’appréciant guère cette sorte de concurrence à titre gracieux, laissait faire tant qu’il restait encore bon nombre de clients pour cette merveilleuse « poule aux œufs d’or », la jeune femme constituant à elle seule près du quart des revenus de son agence. Certes elle n’avait encore jamais connu le plaisir, cela lui paraissait si étrange et presque indécent. En grande professionnelle elle s’obstinait à procurer le plaisir et non le savourer, même si parfois seule dans son lit elle s’était discrètement offert des instants délicieux en pensant à celui qui pourrait peut-être lui accorder cette grâce que seuls les hommes, parait-il, connaissent ainsi que les femmes qui ont la chance d’être comblées par des amants délicats. L’objet de ses désirs, ses émotions, ses fantasmes et autres sensations que son cœur lui rappelait souvent, ne semblait pas éprouver la même attirance. Il se préoccupait certes, de ses angoisses et ses tourments mais il ne ressentait pas le besoin de l’accompagner, sortir avec elle, lui offrir des présents comme le faisaient ceux qui aspiraient au privilège de son corps. Prenant malgré tout le parti de se satisfaire de cette situation en pensant que la providence lui offrait au moins la chance de connaître un homme qui se préoccupait de son bien être en tentant par tous les moyens de lui faciliter la vie.
Le temps s’était écoulé d’homme en homme, de lit en lit et de bras en corps professionnellement ou à titre privé la différence paraissait infime hormis le fait qu’elle choisissait les hommes du privé et qu’elle leur accordait ses faveurs à titre gracieux mais toujours par intérêt. Un mois s’était écoulé sans nouvelles de Tony, à croire qu’elle ne l’intéressait pas vraiment, pour sa part elle pensait à lui de manière plus sereine, moins empressée se consolant avec les amants de passage qui lui donnaient une impression de tendresse furtive mais attentionnée. Axel était l’un de ceux là, toujours prévenant. Il se plaisait à lui tenir la portière de la voiture, lui repousser son siège au restaurant, la saluant d’un baiser sur le front en lui offrant un bouquet de fleurs harmonieusement sélectionné, la complimentant sur ses robes, son parfum sa démarche ou autre. Chaque fois elle se sentait désirée, appréciée, intéressante, et superbe. Cela n’empêchait pas le mâle de se satisfaire au lit sans se soucier du bien être de celle pour qui il avait eu précédemment tant d’égards. Malgré cela elle le trouvait gentil et délicat alors qu’il déposait un chèque conséquent sur la table de nuit en ajoutant « fais toi un petit plaisir avec ma petite biche ». Cette attention, bien que s’apparentant davantage à une rétribution qu’à un présent véritable lui témoignait néanmoins une sorte de considération au cœur de son indignité. Cette nuit là lui parut différente, lorsqu’il l’enlaça, il l’embrassait dans le cou puis derrière les oreilles en lui caressant le ventre, les seins, les hanches et les cuisses d’une telle volupté qu’elle se laissa partir dans un étourdissement enivrant. Ces mains qui lui parcouraient le corps, la transportaient littéralement dans un univers situé entre l’extase et la folie. Elle ne s’appartenait plus, se livrant à la volonté de cet « ange de plaisir » qui lui procurait ces sensations jusqu’alors inconnues. Il la déposa sur le lit et après s’être copieusement délecté de sa soyeuse intimité par de lentes caresses buccales tout en lui massant soigneusement les seins, il s’immisça gentiment en elle en l’embrassant tendrement. Elvira s’abandonna totalement à cette effusion si sensuelle qu’elle se croyait nageant dans les nuées profondes d’un coma délicieux. Elle ressentit la jouissance intime pour la première fois de sa vie, elle baignait dans le bonheur. Après cette passionnante communion, Axel l’embrassa vigoureusement et lorsqu’il voulut lui déposer le chèque habituel elle refusa en lui précisant qu’il n’avait aucun devoir de ce genre vis-à-vis d’elle. Il l’embrassa à nouveau et s’éclipsa en la remerciant encore. Elle débordait d’une ivresse à la douceur mêlée, apaisée et excitée comme une enfant qui vient de recevoir son plus beau cadeau. Puis peu à peu, l’euphorie se transforma en malaise, elle avait ressenti le plaisir avec un autre que celui qu’elle désirait depuis leur première rencontre. Ce n’était pas Tony qui lui avait accordé cette première extase, ce grand bonheur, ce n’était pas lui qui l’avait porté sur ce lit avec toute la douceur d’un jeune marié amoureux, ce n’était pas cet homme désireux de son bien être qui lui avait apporté l’attention dont on venait de la combler. Elle se sentit infidèle, indigne, misérable, une garce qui pouvait jouir avec n’importe qui pourvu qu’on sache la prendre. Le nom de putain lui allait comme un gant, en fait, elle n’était que cela, et si Tony n’avait pas jugé bon de la rappeler c’était sans doute pour cela, lui la connaissait, il savait ce que valent ces prostituées de luxe, des garces auxquelles on ne peut jamais accorder sa confiance, elle était donc cela. Il s’en suivit un torrent de larmes, la jeune femme droite et pure qu’elle se croyait être devenait une mégère malhonnête pour peu qu’on put y mettre le prix, voilà ce qu’on avait fait d’elle. Soudain ses rêves de petite fille s’entachaient de souillures, son château s’évanouissait dans un brouillard de salissures humaines, elle se réveillait enfin, la petite Elvira n’était plus et ne serait jamais plus, on l’avait remplacé par Elvira la pute, la profiteuse, la fille de joie, la salope, la femme de tous, la femme de rien.
Ce matin là il faisait triste sur le quai St Michel, à 9h30 les bouquinistes ouvraient leurs étales au vent mauvais qui transportait la bruine. Les filles débarquaient des voitures qui les larguaient au large des passants. En les regardant Elvira se souvenait qu’elle faisait partie de ce « troupeau » de chair à mâles en rut ou en manque. Qu’elles étaient tristes ces demoiselles à peine sorties de l’adolescence pour lesquelles un maquillage à outrance donnait l’apparence de la trentaine. Comme elle, celles-ci provenait de l’est, quelques unes du continent africain et d’autres de l’Asie du sud Est. Qu’importe d’où elles venaient, elles étaient faite de la même misère, la même injustice et la même peur. Avait-elle de la chance de ne plus se trouver dans le lot, elle le devait à sa beauté, son élégance raffinée et sa stature. Bien sur elle dépendait de madame Iris et de monsieur Kinski qui rançonnait toujours la « vieille » comme la surnommaient les filles. Malgré cela, elle se sentait tellement plus libre que ces pauvres filles qui du printemps à l’hiver devaient faire le pied de grue sur les infâmes trottoirs en aguichant le client. Elvira en aborda une, elle lui ressemblait tant avec ses allures de pucelle abîmée :
n Comment t’appelles-tu ? (demanda-t-elle en hésitant)
n Volodia ! (répondit la jeune femme sur ses gardes)
n C’est joli, d’où viens-tu ?
n De Roumanie !
n Ah ! Comme moi je suis de Pitesti et je suis Elvira, et toi tu es de quel endroit ?
n Tirgoviste !
n Waw ! On est tout près, c’est génial, il y a longtemps que tu es en France ?
n Je ne sais plus, à peu près un an, presque deux !
n Tu es jolie tu sais, tu peux avoir des chances de venir chez madame Iris, c’est la dame qui m’emploie.
n Ah bon ! Et tu fais quoi ?
n Euh… ! La même chose que toi mais moi je vais avec les riches et je fais un ou deux clients par soirée et le reste du temps je suis libre et je suis bien payée
n Ça te rapporte combien ?
n Oh certains soirs je me fais cinq cent euros et parfois les clients ajoutent un supplément, et puis je me tape d’autres mecs si je veux gratos mais ils donnent toujours quelque chose, tu verras tu pourras te faire un petit pécule pour plus tard.
n C’est cool ! J’aimerais bien faire ça !
n Je vais en parler à Madame, en te voyant je suis sur qu’elle va t’apprécier. Bon je te laisse je ne voudrais pas te faire avoir des ennuis avec Monsieur Vladimir.
n Ah ! Tu le connais ?
n Oui, c’est un salaud, je sais qu’il peut être méchant quand il n’est pas content, il t’a fait cogner toi ?
n Oui une fois Carlos m’a frappé parce qu’il manquait cinq euros, il disait que je les avais gardé.
n Pour cinq euros, quel salaud ! Allez fais bien ton boulot et je vais m’occuper de toi, si madame te prends je saurais prendre soin de toi, bon courage petite sœur !
n Merci Elvira, t’es gentille.
C’est vrai qu’elle en avait de la chance, même si parfois ses clients pouvaient être dangereux, il n’y avait plus de Carlos pour la frapper si elle ne rapportait pas suffisamment, d’ailleurs c’était Madame qui encaissait en lui laissant sa commission, ainsi pas de danger de se faire avoir. Le souvenir de Volodia la hantait, à présent elle était décidée à tout faire pour la sortir de là, elle aurait tant aimé les aider toutes, mais en sauver une c’était déjà un grand pas pour celle qu’elle venait de désigner comme « sa petite sœur ».
L’après midi s’annonça d’une étrange manière, madame Iris l’appela sur son téléphone mobile, la priant de venir d’urgence. Elvira s’empressa de sauter dans le premier taxi et se présenta pétrie d’angoisse devant sa dirigeante :
n Ma petite j’ai une grande nouvelle à t’annoncer, quelqu’un t’a racheté un bon prix à Monsieur Vladimir, désormais tu es libre.
n Qu’est ce que ça veut dire (répondit la jeune femme stupéfaite, se demandant encore si cela constituait une bonne ou une mauvaise nouvelle)
n Et bien cela signifie que tu ne dois plus rien ni à lui ni à moi, tu es libre de faire ce que tu veux. Bien sur si tu souhaites rester en France il faut que tu obtiennes les papiers, permis de séjour et carte de résident ou un visa.
n Ah bon ! Mais…je ne sais pas quoi faire.
n Tu vas devoir te débrouiller seule maintenant. Au fait tu dois rendre ton appartement et tes robes de soirées. Mais ça ne presse pas tu pourras me donner tout cela demain.
n Bon, merci madame !
n Bon courage !
Elvira se sentit tout à coup en proie à l’inconnu. Son monde s’effondrait, ce qui se voulait être une libération lui faisait l’effet d’un saut dans le vide. Après tant de contraintes, de servitudes, d’oppression, elle se retrouvait seule, désemparée mais libre dans le pays qu’elle avait tellement voulu connaître. Cette indépendance avait le goût amer de l’inconnu. Vivre seule et où ? Comment ? Tout cela semblait flou au regard de la petite étrangère qui n’avait jamais réalisé jusqu’alors combien elle ignorait tout de ce pays. Elle ne s’était pas souciée de son arrivée ici, pas plus que de la façon dont elle pourrait gagner sa vie afin de réaliser ses plus grands rêves. On venait de la jeter en pâture à ce peuple, ces gens si curieux, cette société si différente de celle qu’elle avait quitté. L’esprit confus devant la brume oppressante qui masquait son avenir elle se laissa fondre en larmes jusqu’au tarissement. Les rues se chargeaient de badauds indifférents, les avertisseurs tintaient ici et là et le flot automobiliste déversait ses gaz et ses bruits dans son accoutumance sordide. Du facteur au pompier, du policier au vendeur de journaux et du coursier casqué à la ménagère encombrée, tous s’obstinaient à vivre malgré elle, en dépit de son désoeuvrement, comme s’ils voulaient lui signifier son devoir de les imiter. Vivre, voilà bien ce qu’il lui restait à faire, encore fallait-il savoir par où commencer. Soudain, comme émergeant de son coma, elle se souvint que Madame Iris avait mentionné, sans prononcer son nom, cette personne à qui elle devait sa liberté. S’agissait-il de Tony, son protecteur, son défenseur, son ange gardien ? Il fallait qu’elle s’en assure. D’abord elle allait le questionner, ensuite il pourrait aussi lui permettre d’assurer sa nouvelle vie, la guider, lui trouver un travail, des papiers, bref, l’aider à devenir plus autonome. En l’appelant, elle se tendait d’inquiétude, c’était la première fois qu’elle se permettait de l’appeler. Elle songeait au dérangement qu’elle provoquerait, peut-être ne voudrait-il pas l’aider à présent qu’il lui avait fait ce cadeau de liberté, il estimait sans doute qu’ils n’avaient plus aucun lien. Elle avait à peine eu le temps de subodorer qu’une voix se faisait entendre à l’autre bout :
n Antonio Lacosta, j’écoute !
n Tony, c’est moi Elvira, j’aimerais qu’on se voit, est-ce possible maintenant ?
| |